C'était une nuit fraîche de printemps. Un camp scout, comme parmi tant d'autres, s'était établi dans une clairière des Ardennes et les voilà désormais réuni autour d'un large feu de camp, fait de bouts de bois que les enfants ont trouvés tout autour de la forêt dans laquelle ils se sont installés. L'air était frais, l'herbe encore un peu humide de la dernière pluie et les étoiles scintillaient dans le ciel noir éclairci par la pleine lune.
Ça lui avait manqué, à Eden. C'est un grand timide, cheveux blonds, un peu grand mais maigrichon et des lunettes rondes "comme Harry Potter !" lui disait sa mère, d'un ton affectueux. C'était surtout une âme créative. Il aimait imaginer des histoires et surtout les raconter aux enfants de ce camp qu'il animait avec passion.
Il y a de cela quelques mois, le destin décida de le jeter au précipice de la mort. D'un coup de balai, Eden s'était retrouvé coupé de son plus grand plaisir, de ce qui brisait la monotonie de sa vie. Il avait choppé une sale crève… Enfin, c'est ce que tout le monde croyait au début, mais la simple crève s'est empirée. Du jour au lendemain, il s'est retrouvé immobilisé dans son lit, puis dans sa chambre d'hôpital. Il ne pouvait plus marcher, paralysé.
Il pouvait parfaitement mémoriser sa chambre. Surtout ce mur jaunâtre, fait d'un papier peint qui avait terriblement mal vieilli et dont la couleur était accentuée par l'absence de lumière naturelle. L'odeur de l'hôpital ne le quittait pas, quand bien même il était enfin revenu dans la nature. Le faible bruit des enceintes duquel émanait les murmures des inepties télévisées, le grésillement des néons, les machines qui faisaient ce "bip bip bip" agaçant, les infirmiers qui couraient dans tous les sens et les signaux d'alarmes de l'hôpital, qui se soldaient parfois d'un cortège d'infirmiers, entourant un lit couvert d'un drap et dont on pouvait percevoir une forme vaguement humaine. Quelque chose en lui s'était profondément brisé, l'idée de rester coincé là-bas, de mourir d'une manière agonisante… Non ce n'était pas possible. Il ne devait pas, il ne pouvait pas. Il s'est battu et s'est servi de ce qui lui restait : son imagination.
Quelque chose d'étrange se passait en lui lorsqu'il s'endormait durant ces longs mois. Un rêve commençait à se former et ne le quittait plus. Il devenait de plus en plus réel, un peu trop même. De longs couloirs, faits de ce même papier peint jaunâtre, ce même bruit de néon assourdissant. L'air était lourd, ses poumons lui suppliaient de sortir de là. L'air était si froid que ses yeux gonflaient et étaient endoloris. Il ne sentait plus ses bras, ses jambes, ce qui ne l'empêchait en rien de bouger. Parfois, des étranges sons retentissaient au loin, semblant à la fois émaner d'humains en détresse, mais aussi celle d'une chose insaisissable, au-delà de la compréhension humaine. Un malaise palpable le parcourait, ses sens lui disaient de sortir de là tout de suite. Il en était initialement inapte, mais avait réussi à maîtriser ce rêve, devenu lucide.
Il avait décidé d'ignorer la détresse de son âme, fasciné par les couloirs de son imagination. Des mois durant, il aura exploré des centaines… Des milliers voire même des millions de kilomètres. Comment un seul cerveau pouvait imaginer ce labyrinthe monumental ? Plus il s'éloignait, plus de nouveaux éléments apparaissaient et plus l'absurdité de l'architecture s'accentuait. "Non-euclidien" était le mot le plus approprié pour décrire ces frontières lointaines, se disait-il. Le papier peint était devenu une tâche grossière, étirée à l'infini. Le matériel hospitalier sortait des murs, semblait encastré à des endroits impossibles. Rien ne faisait sens, c'était terrifiant, c'était merveilleux.
Le destin avait décidé qu'il survivrait. Peu à peu, la maladie le quittait et lui permettait de se rétablir. Durant des mois encore, le garçon dût suivre une rééducation, ses muscles étant devenus faibles. Il était encore plus maigre qu'avant aussi, une vision qui lui était insupportable. Il avait si hâte de retrouver la nature et de raconter à ses camarades les moindres détails de cette étrange parenthèse.
Enfin, tous étaient réunis autour de ce feu de camp pour célébrer le retour d'Eden le miraculeux ! Que ça lui faisait du bien, de prendre des nouvelles des autres animateurs et des enfants. Il était ainsi heureux d'apprendre que un de ses amis avait obtenu le permis, qu'une autre avait obtenu sa licence en sciences économiques et sociales, il s'amusait des nouvelles modes chez les enfants, des danses qu'ils avaient appris, des blagues qu'ils racontaient et des histoires qu'ils leurs aient arrivés.
Et vint au tour d'Eden. Il raconta l'enfer qu'il a traversé, la maladie qui l'avait frappé de plein fouet et le long purgatoire qu'il avait subi, cloîtré entre 4 murs d'une chambre d'hôpital sentant le gel hydroalcoolique. Quelques câlins échangés, ainsi que des mots d'encouragement et soudainement l'impatience se ressentait chez les enfants : Eden, raconte-nous une histoire !
Il savait que les enfants aimaient ses histoires, il n'était pas sûr que celle-ci ferait l'unanimité mais il était persuadé qu'il devait la sortir. Des mois entiers à la construire dans ses rêves, et ça ne le quittait pas. Il prit quelques secondes pour réfléchir à comment introduire son histoire, penchant pour une petite histoire qui fait peur. Ça ne leur ferait pas de mal, non ?
Je vais vous raconter l'histoire d'un monde parallèle, dans lequel se perdent les enfants…

Pauvre fou.